ENTRETIEN AVEC Pierre-Marie Lledo et Chantal Henry

Quel est le modèle animal actuellement utilisé pour étudier la dépression ?

 

Chantal Henry : On parle de souris « depression-like », elles ont des symptômes et des paramètres biologiques communs avec la dépression humaine. La souris est moins active, elle fait moins d’effort en quête de nourriture, prend moins soin d’elle-même. Par exemple, si on l’ébouriffe avec de l’eau sucrée, la souris ne va pas se toiletter, alors qu’elle le fait en temps normal.

 

Pierre-Marie Lledo : On a aussi une perte de plaisir : si la souris a accès à de l’eau douce et à de l’eau sucrée, elle ne va pas montrer de préférence pour l’eau sucrée. Bref, en réduisant la dépression à des anomalies biologiques (facteurs sanguins et dysfonctionnement de circuits nerveux communs entre les rongeurs et les humains), il est possible de chercher à comprendre l’origine de la maladie en étudiant les rongeurs.

 

Comment la souris acquiert-elle ces symptômes ?

 

Pierre-Marie Lledo : Les souris deviennent « depression-like » lorsqu’elles sont face à un univers imprédictible, remplis de changements dans lesquels l’animal reste un spectateur et non acteur : par exemple, si la condition de vie de l’animal change chaque jour avec des menaces multiples (raréfaction de l’accès à l’eau, à la nourriture, isolement social, changement du cycle de lumière, etc.). Comme chez l’humain, face à l’adversité chronique, un animal va produire des hormones qui poussent l’organisme à s’adapter, comme un taux de cortisol élevé, ou de glucorticoïdes chez la souris.

 

Pourquoi est-ce difficile d’étudier la dépression chez la souris ? Et comment contourner ces difficultés ?

 

Chantal Henry : C’est ce que nous avons voulu vérifier. Dans les troubles de l’humeur, que ce soit les troubles dépressifs ou l’exaltation maniaque, il y a un biais perceptif. Dans la dépression, ce qui est plaisant devient déplaisant et est déplaisant le devient encore plus : c’est le biais émotionnel négatif.

 

Chez les souris ayant un phénotype* dépressif, on étudie souvent l’aspect moteur, mais rarement ce biais émotionnel.

 

Pierre-Marie Lledo : Le domaine de l’investigation en sciences comportementale à travers des modèles animaux s’est longtemps heurté à une vision simpliste selon laquelle la souris n’aurait pas d’états mentaux, pas d’intention et pas d’affect. Nous avons souhaité intégrer l’impact de l’affect dans nos recherches.

 

Chantal Henry : Pour vérifier qu’on le retrouvait chez le modèle animal, nous avons fait sentir des odeurs aux souris, positives, neutres ou négatives, sans qu’il y ait le moindre apprentissage. Par rapport aux autres, les souris qui ont un phénotype dépressif ont passé moins de temps sur les odeurs positives, agréables, et encore moins sur l’odeur négative. On a donc bien un biais négatif de perception.

 

*Phénotype : Ensemble des caractères apparents d’un individu, correspondant à une réalisation du génotype.

 

Pourquoi ces souris constituent un bon modèle pour étudier la dépression ?

 

Chantal Henry : En tenant compte des biais émotionnels, nous avons réussi à mettre en évidence qu’une circuiterie était modifiée au niveau de certains neurones qui sont dans une sous-partie de l’amygdale (l’endroit du cerveau ou est localisé le système de gestion et génération des émotions). On a une modification de l’activité des neurones qui code d’habitude pour le plaisant ou le déplaisant, les neurones qui codent pour le déplaisant sont plus actifs.

 

Cela confirme donc l’intérêt de ces souris comme modèle animal de la dépression, pour étudier cette maladie. A l’inverse, sur le modèle de souris utilisé pour son phénotype maniaque, on n’a pas retrouvé de biais émotionnel négatif, ce qui nous fait penser que ce n’est pas modèle adapté à l’étude de ce trouble.

 

Nos recherches montrent qu’il est très important de tester chez les animaux les biais émotionnels, surtout si on veut tester des médicaments et molécules qui sont censées inverser ces biais.

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